On m’a changé mes poules¶
Depuis tout petit, j’appelle toujours ma grand-mère pour savoir combien de temps je dois laisser mes oeufs dans l’eau bouillante pour qu’ils soient à la coque. Je suis du genre à toujours oublier ce détail et puis je sais qu’elle adore ce moment où nous discutons des oeufs. Quand le téléphone sonne, elle sait que ma casserole est en train de bouillir et que mes oeufs vont plonger dans l’eau à l’instant même où elle décroche. Au bout de trois minutes et dix-sept secondes, je m’interromps le temps de placer mon dîner sur son piédestal.
Ce rituel n’a pas changé depuis vingt-deux ans. Mais depuis quelques jours, au bout de trois minutes dix-sept secondes, mes oeufs ne sont pas cuits. Une bonne dose de blanc gluant entoure mon jaune. Ma grand-mère perplexe a d’abord pensé que je ne faisais rien comme il faut. C’est pourquoi nous avons décidé de répéter plusieurs fois l’expérience chez elle. Ce jour-là, j’ai pris le train pour le sud.
Pour donner à ce moment un aspect solennel et aussi parce que ma grand-mère tenait à me montrer son savoir-faire, nous avons décidé que la cérémonie aurait lieu au goûter. Nous étions auparavant aller acheter une demi-douzaine d’oeufs chez le boucher. A quatre heures trente, l’eau bouillait. A quatre heures trente trois minutes et dix-sept secondes, les oeufs sortaient de leur bain pour s’asseoir dans leur rond de pain. Ma grand-mère n’a jamais supporté l’idée d’avoir des coquetiers mais elle acceptait tout-à-fait l’idée d’avoir une pince qui coupait les chapeaux des oeufs. A quatre heures trente quatre, nous étions devant deux jaunes qui nous regardaient sans même que nous ayons eu à les débarbouiller.
Ma grand-mère n’était pas contente du tout. Elle avait décidé qu’une poule n’allait pas braver plusieurs siècles de tradition culinaire. Tout d’abord, je l’incitai à recommencer. Il valait mieux s’assurer que nous n’avions pas fait d’erreur et puis je n’avais pas fait des études scientifiques pour rien. Ma grand-mère s’est toujours battue pour que je fasse des mathématiques. Bien évidemment, il en fut pareil la seconde fois.
Sans attendre, ma grand-mère pris son manteau, son chapeau et son parapluie bien qu’il n’y ait aucun nuage en vue. D’un regard, elle me convainquit de l’imiter. Je peux dire que ma grand-mère marche vite quand elle en colère. Je comprends aussi pourquoi ma mère me disait que ma grand-mère pouvait se montrer très autoritaire. Je m’étais dit qu’avec maman, c’était normal, mais qu’avec moi, cela n’arriverait jamais.
Le boucher était surpris de nous voir arriver à cinq heures pétantes tandis que ma grand-mère lui demandait ce qu’il avait fait à ses poules. Le boucher était bien embarrassé devant ses clients alors que ma grand-mère l’invectivait en répétant que ses oeufs cuisaient plus lentement qu’avant. Je connaissais un peu le boucher, nous étions au lycée ensemble. Il lui répondit qu’il n’avait pas de poules, que celles de son père n’existaient plus et qu’il achetait ses oeufs à un agriculteur reconnu pour ses produits de qualité. Ma grand-mère ne voulait pas croire qu’elle achetait des oeufs à quelqu’un qui ne savait même pas comment ils étaient faits. Le ton montait. Le boucher qui avait gardé la corpulence de son père poussa généreusement ma grand-mère et son parapluie batifolant sur le trottoir. Nous avions quand même l’adresse du propriétaire des poules. Il aurait droit à notre visite le lendemain.
Ce denier nous vit arriver dans la deux-chevaux de ma grand-mère qui ne lui dit même pas bonjour. Elle pointait son parapluie dans sa direction alors qu’il sortait de sa maison pour voir qui pouvait bien klaxonner de la sorte dans la cour de sa ferme. « Pourquoi vos oeufs cuisent-ils plus lentement qu’avant ? » L’agriculteur avait un accent anglais. Il nous demanda de répéter la question plus lentement car il ne parlait pas encore très bien le français. Tout fier de mettre mes qualités en avant, je traduisis la question. Ma grand-mère ne devait sûrement rien comprendre mais elle était trop fière d’avoir un petit-fils aussi savant. Ses poules étaient toutes des naines, c’est du moins ce que je compris si j’en crois les versions originales des films d’aventures américains. Et sinon, ses poules étaient toutes des clones, les coqs ne chantaient plus. Lorsqu’une poule était trop vieille, la poste lui en envoyait une toute jeune.
Je ne savais pas la deux-chevaux de ma grand-mère aussi vaillante. Elle se traînait sur l’autoroute, à la recherche du laboratoire qui chargeait des wagons pleins de poules. Pour détendre l’atmosphère, je demandais à ma grand-mère qui de l’oeuf ou de la poule avait existé en premier. Elle ne riait pas beaucoup enveloppée dans une tenue de papier blanc pendant qu’un scientifique nous faisait faire la visite de son usine. Elle parlait poule tandis que lui parlait éprouvette. Ce fut un quiproquo bizarre. Ma grand-mère cessa de parler lorsqu’elle vit des poules sans plumes qui faisaient à n’en pas douter la fierté de leur père scientifique. Elles étaient plus propres mais, sans leur manteau, il fallait les réchauffer.
Sur le chemin du retour, ma grand-mère me dit qu’il ne fallait plus que je l’appelle pour mes oeufs. Dorénavant, il faudrait que je me débrouille tout seul. Tout va trop vite. Quel est ce monde où la durée de cuisson des oeufs change aussi vite ? Pour ma grand-mère, j’étais aussi un peu responsable. J’étais un scientifique.