2019¶
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur (1957)
[Sartres - préface] Ces exclus revendiqueront leur exclusion sous le nom de personnalité nationale : c’est le colonialisme qui crée le patriotisme des colonisés. Maintenus par un sytème oppressif au niveau de la bête, on ne leur donne aucun droit, pas même celui de vivre, et leur condition empire chaque jour : quand un peuple n’autre ressource que de choisir son genre de mort, quand il n’a reçu de ses oppresseurs qu’un seul cadeau, le désespoir, qu’est-ce qu’il lui reste à perdre ? C’est son malheur qui deviendra son courage ; cet éternel refus que la colonisation lui oppose, il en fera le refus absolu de la colonisation.
Ce livre m’a fait songer aux mouvements des gilets jaunes. C’est une étonnante grille de lecture si on considère que les gilets jaunes sont en quelque sorte des colonisés. Il explore les ressentis de part et d’autres de la barrière. La dernière partie consacrée aux colonisés montre également comment les colonies des années 1950 portaient en elles les germes de l’intégrisme d’aujourd’hui. Je me suis demandé en le lisant s’il n’existait pas aujourd’hui une déclinaison économique. Les frontières d’hier étaient géographiques, elles sont peut-être financières aujourd’hui.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 69 (1957)
Parmi les colonisateurs natifs, si la majorité s’accorche à sa chance historique et la défend à tout prix, il en existe qui parcourent l’itinéraire opposé, refusent la colonisation, ou finissent par quitter la colonie. Le plus souvent, ce sont de tout jeunes gens, les plus généreux, les plus ouverts, qui, au sortir de l’adolescence, décident de ne pas faire leur vie d’homme en colonie.
Dans les deux cas, les meilleurs s’en vont. Soit par éthique : ne supportant pas de bénéficier de l’injustice quotidienne. Soit simplement par orgueil parce qu’il se dédident d’une meilleur étoffe que le colonisateur moyen. […] Dans les deux cas, la colonie ne peut retenir les meilleurs.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 76 (1957)
Comme il n’y a pas plus de race de colonisateurs qu’il y en a de colonisés, il faut bien trouver une autre explication de l’étonnante carence des maîtres de la colonie. Nous avons noté l’hémorragie des meilleurs ; hémorragie double de natifs et de gens de passage. Ce phénomène est suivi d’un complémentaire désastreux ; les médiocres, eux, restent, et pour leur vie entière. C’est qu’ils n’en espéraient pas tant. Une fois installés, ils se garderont bien de lâcher leur place ; sauf si on leur en propose une meilleure, ce qui ne peut leur arriver qu’en colonie. C’est pourquoi, contrairement à ce que l’on dit, et sauf dans quelques postes mouvants par définition, le personnel colonial est relativement stable. La promotion des médiocres n’est pas une erreur provisoire, mais une catastrophe définitivie, dont la colonie ne se relève jamais.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 77 (1957)
Mais on suggère qu’il [le colonisateur] est un habile, qui a su tirer parti d’une situation particulière, dont les ressources seraient en somme, d’une moralité discutable. […] Contre cette accusation, implicite ou avouée, mais toujours là, toujours prête en lui et chez les autres, il se défend comme il peut. Tantôt il insiste sur les difficultés de son existence exotique, les traîtrises d’un climat sournois, la fréquence des maladies, la lutte contre un sol ingrat, la méfiance des populations hostiles ; tout cela ne mériterait-il aucune compensation ? Tantôt furieux, agressif, il réagit comme Gribouille ; opposant mépris à mépris, accusant le métropolitain, au contraire il avoue, il clame les richesses du dépaysement et aussi pourquoi pas ? les privilèges de la vie qu’il s’est choisie, la vie facile, les domestiques nombreux, la jouissance, impossible en Europe, d’une autorité anachronique et même le bas prix de l’essence. Rien, enfin, ne peut le sauver en lui donnant cette haute idée compensatrice de lui-mêmee, qu’il cherchait si avidement. Ni l’étranger, tout au plus indiférent mais non dupe ni complice, ni sa partie d’origine, où il est toujours suspect et souvent attaqué, ni sa propre action quotidienne qui voudrait ignorer la révolte muette du colonisé.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 80 (1957)
Il [le colonisateur] aime les symbols les plus éclatants, les manifestations les plus démonstratives de la puissance de son pays. Il assiste à tous les défilés militaires. […] Il s’agit tout autant d’impressionner le colonisé que de se rassurer soi-même.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 88 (1957)
Le colonialiste est civiquement aérien. Il navique entre une société lointaine, qu’il veut sienne, mais qui devient à quelque degré mythique ; et une société présente, qu’il refuse et maintient ainsi dans l’abstraction. […] Le colonialiste n’a jamais décidé de transformer la colonie à l’image de la métropole, et le colonisé à son image. Il ne peut admettre une telle adéquation, qui détruirait le principe de ses privilèges.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 92 (1957)
Le colonialiste ne pouvait favoriser une entreprise qui aurait contribué à l’évanouissement de la relation coloniale. La conversion du colonisé à la religion du colonisateur aurait été une étape sur la voie de l’assimilation. C’est une des raisons pour lesquelles les missions coloniales ont échoué.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 92 (1957)
Toute oppression s’adresse globalement à un groupement humain, et a priori, tous les individus en tant que membres de ce groupe en sont atteints anonymement. On entend souvent affirmer que les ouvriers, c’est-à-dire tous les ouvriers, puisque ouvriers, sont affligés de tels défauts et de telles tares. L’accusation raciste, portée contre des colonisés, ne peut être que collective, et tout colonisé sans exception doit en répondre. Il est admis, cependant, que l’oppression ouvrière comporte une issue : théoriquement au moins, un ouvrier peut quitter sa classe et changer de statut. Tandis que, dans le cadre de la colonisation, rien ne pourra sauver le colonisé. Jamais il ne pourra passer dans le clan des privilégiés ; gagnerait-il plus d’argent qu’eux, remporterait-il tous les titres, augmenterait-il infiniment sa puissance.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 100 (1957)
Lorsque le colonisateur affirme sans son langage que le colonisé est un débile, il suggère par là que cette déficience appelle la protection. D’où la notion du protectorat. Il est dans l’intérêt même du colonisé qu’il soit exclu des fonctions de direction ; et que ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 111 (1957)
La carence la plus grave subie par le colonisé est d’être placé hors de l’histoire et hors de la cité. La colonisation lui supprime toute part libre dans la guerre comme dans la paix, toute décision qui contribue au destin du monde et du sien, toute responsabilité historique et sociale.
B. Amengal, J. A. Gili, M. Latil-Le Dantec, M. Mesnil, F. Piéri, V. Pinel, D. Rocher, C. Viviani, Etudes cinématographiques: Federico Fellini , 21 (1981)
[Fellini] Vous savez comment on fait une création artistique, même à un niveau enfantin et ingénu comme l’était celui du Marc” Aurelio ? Une création n’est jamais inventée et n’est jamais vraie. Elle est, d’abord et avant tout, elle-même. Quelle idée de vouloir savoir si les récits sont inventés ? De quel point de vue ? Bien sûr qu’ils sont vrais. Pour la simple raison qu’ils sont inventés, ils deviennent plus vrais que n’importe quelle réalité.
B. Amengal, J. A. Gili, M. Latil-Le Dantec, M. Mesnil, F. Piéri, V. Pinel, D. Rocher, C. Viviani, Etudes cinématographiques: Federico Fellini , 45 (1981)
La vérité captée par l’objectif est une vérité morte si l’imagination de l’homme ne vient pas la féconder, lui donner un sens.
B. Amengal, J. A. Gili, M. Latil-Le Dantec, M. Mesnil, F. Piéri, V. Pinel, D. Rocher, C. Viviani, Etudes cinématographiques: Federico Fellini , 67 (1981)
La photographie nie le mouvement. Ou plutôt elle se l’approprie et le fixe définitivement. Fellini nous le prouve par un procédé très simple : lorsqu’il fige les jeunes couples qui dansent un peu gauchement devant le grand hôtel. Précisément, parce qu’ils sont figés, ils danseront toujours.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur , 119 (1957)
Pourquoi cette rigidité creuse des religions colonisées ? […] Ce n’est pas une pyschologie originale qui explique l’importance de la famille, ni l’intensité de la vie familiale l’état des structures sociales. C’est au contraire l’impossibilité d’une vie sociale complète, d’un libre jeu de la dynamique sociale, qui entretient la vigueur de la famille, replie l’individu sur cette cellule plus restreinte qui le savue et l’étouffe. […] Avec son réseau institutionnel, ses fêtes collectives et périodiques, la religion constitue une autre valeur refuge : pour l’individu comme pour le groupe. Pour l’individu, elle s’offre comme une rare ligne de repli ; pour le groupe, elle est une des rares manifestations qui puisse protéger son existence originale.
Saint Augustin, La vision de Dieu , 50
S’il croit, fais attention à ce qu’il voit, fais attention à ce qu’il croit, et fais bien la différence.
Saint Augustin, La vision de Dieu , 50
Il y a deux éléments ici, le témoin et le témoignage : un relève des yeux, l’autre des oreilles.
Saint Augustin, La vision de Dieu , 102
Bien que nous voyions certains objets par le corps, d’autres par la pensée, cependant c’est par la pensée, non par le corps que s’opère cette distinction entre ces deux types de vision.
Alber Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur (1957)
L’écrivain colonisé, péniblement arrivé à l’utilisation des langues européennes - celles des colonisateurs, ne l’oublions pas -, ne peut que s’en servir pour réclamer en faveur de la sienne. Ce n’est là ni incohérence ni revendication pure ou aveugle ressentiment, mais une nécessité. Ne le ferait-il pas, que tout son peuple finirait par s’y mettre.
Alwett, Iggy, Alizon, Ogres - Chasse à l’Ogre , 20 (2019)
Les filles qui cherchent un homme avec beaucoup d’argent finissent toujours par demander un peu d’argent à beaucoup d’hommes.
Manuera, Les Campbell - Tome 5 , 5 (2018)
De la chair d’imbéciles pour nourrir les poissons, c’est contraire à l’écologie.
…, … (2019)
Une chose bâtie par l’argent meurre dès que l’argent s’en va. La sécurité sociale serait morte depuis longtemps s’il n’y avait une idée pour la soutenir.
…, … (2019)
L’administration est comme les pyramides égyptiennes : inutilement compliquée pour le but que cela sert mais ça occupe.
Alan Speller, Le Black Mountain College (2019)
[John Andrew Rice] Les réglements sont le dernier refuge de la médiocrité.
Alan Speller, Le Black Mountain College (2019)
Rice estimait que les transformations apportées par le rythme de vie de plus en plus rapide du XXième siècle devaient inexorablement mener à des changements profonds dans les méthodes d’enseignements. Il y avait tellement d’information en constante évolution qu’il n’était plus suffisant de simplement accumuler des faits dans sa tête. Il fallait amener la jeunesse à atteindre une maturité émotionnelle autant qu’intellectuelle, la conduire à l’intelligence, qu’il qualifiait d’équilibre entre l’intellect et les émotions.
Nils Christie, L’industrie de la punition, Prison et politique pénale en Occident (2003)
[Norvège] Pendant un certain temps, nous avons tellement manqué de place dans nos prisons. La soution à cette situation de crise était évidente : laisser les condamnés attendre l’exécution de leur peine. En 1990, nous avions 2500 personnes détenues. Mais nous en avions 4500 sur liste d’attente. Nous les avons mis en file d’attente ne vue de leur admission en détention.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 26 (2013)
[Roosevelt] It is common sense to take a method and try it: if it fails, admit frankly and try another. But above all, try something.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 29 (2013)
L’erreur, selon lui [Abhijit Benerjee], est de voir l’économiste comme un scientifique, et la décision des agents économiques comme celle d’un joueur de billard. En réalité, les décisions économiques que nous prenons tous les jours se rapprochent plus du travail d’un artisan que celui d’un artiste. Elles peuvent être améliorées par l’expérience et par de bonnes connaissances techniques. De même qu’un artisan peut bénéficier des conseils d’un spécialiste, de même l’agent économique pourrait parfois avoir besoin de recourir à des experts.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 31 (2013)
Il n’y a pas assez d’innovation dans l’économie dans son ensemble puisque chacun compte sur son voisin pour prendre les risques initiaux. […] Si personne n’innove, chaque paysan sait qu’il est inutile de demander à ses voisins ce qu’ils font : ils n’ont rien de nouveau à lui apprendre. Mais les innovations risquent de s’éteindre avant de se répandre si les premiers qui les ont adoptées les abandonnent avant d’avoir eu l’occasion d’en parler à d’autres.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 44 (2013)
Pourquoi les programmes ne sont-ils pas évalués rigoureusement ? […] Parce qu’il n’est pas l’intérêt de le faire pour ceux qui les soutiennent. De la capacité de convaincre que le proramme est une réussite dépendent le financement d’autres programmes, une réélection, une promotion. Même si personne n’est dupe, dans un environnement où tout le monde exagère ses succès, il est difficile de ne pas faire la même chose. Cela produit une inflation générale des promesses et des réussites affichées.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 38 (2013)
Les villages qui se dotent d’une femme maire se révèlent en général, très différents de ceux qui s’y refusent. Les villages élisant des femmes ont sans doute moins de préjugés défavorables à leur encontre. Ils sont peut-être plus sensibles à certains enjeux traditionnellement incarnés par les femmes (la famille ou le bien-être des enfants). Ces différences préalablement existantes, et non le genre du maire, peuvent être la raison des différences entre les politiques suivies par les femmes et par les hommes maires.
Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté , 53 (2013)
Nous avons imaginé de faire écouter aux villageois le même discours politique, prononcé soit par une voix d’homme soit par une voix de femme. La personne interrogée doit ensuite répondre à une série de questions sur ce qu’elle pense du discours et du maire qui l’a prononcé. Dans les villages qui n’ont jamais eu de femme maire, les villageois ont tendance à juger le discours comme plus faible s’ils l’entendent prononcer par une femme. Dans les villages qui ont eu une femme maire [grâce à la politique des quotas], cette différence disparaît complètement.
Nils Christie, L’industrie de la punition, Prison et politique pénale en Occident , 57 (2003)
L’histoire pénale de la Finlande montre que les chiffres de l’emprisonnement ne sont pas déterminés par la criminalité, mais par des décisions culturelles et politiques. Ils sont basés sur le genre de société à laquelle nous voulons appartenir.
Nils Christie, L’industrie de la punition, Prison et politique pénale en Occident , 72 (2003)
Ce n’est pas le niveau absolu de la richesse, mais la perception de l’injustice de la répartition des richesses, qui affecte le taux de criminalité.
Nils Christie, L’industrie de la punition, Prison et politique pénale en Occident , 76 (2003)
Dans toutes les sociétés industrialisées, la guerre contre la drogue s’est transformée en une guerre qui renforce concrètement le contrôle de l’Etat sur les classes potentiellement dangereuses. Ces classes dangereuses ne représentent pas une menace mais leur style de vie apparaît comme un affront. Cela permet non seulement de balayer par une explication les insuffisances de la société, mais aussi, concrètement, de mettre en sûreté derrière les barreaux un large segment de la population non productive. La forte pression qui s’exerce contre les prisons en Europe provient en grande partie de la guerre déclarée à la drogue. Il en va de même aux Etats-Unis.
Sayaka Murata, La fille de la supérette , 79 (2016)
Ainsi donc le corps, éprouvé par le travail physique, finit par ne plus être utile. Peu importent le sérieux et l’ardeur que je mets à l’ouvrage, avec les ans, moi aussi, je suis sans doute condamnée à devenir un produit inutile dans cette supérette.
Sayaka Murata, La fille de la supérette , 87 (2016)
Consacrer sa vie à affronter le monde en face pour obtenir sa liberté, ça requiert plus d’honnêteté que de souffrir en maugréant.
Sayaka Murata, La fille de la supérette , 57 (2016)
Les gens perdent tout scrupules devant la singularité, convaincus qu’ils sont en droit d’exiger des explications. Personnellement, je trouve ça pénible, et d’une arrogance exaspérante.
Sayaka Murata, La fille de la supérette , 34 (2016)
J’ai très tôt remarqué que les employés éprouvaient un certain plaisir à se trouver des frustrations communes, qu’il s’agisse des colères du gérant ou de l’absentéisme des collègues de nuit. L’insatisfaction générale fait naître une curieuse solidarité.
Morvan, Buchet, Sillage 5 , 22 (2004)
Il est quand même dommage de remarquer que chez les adultes, les armes permettent souvent d’engager une conversation sérieuse.